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De la question nucléaire en Ukraine



Cela faisait bien longtemps qu’un État souverain n’avait pas été envahi par un autre État, qui plus est, en Europe. Dans nos esprits occidentaux, cette perspective était même sortie du champ des possibles. Avec l’implosion du bloc soviétique en 1989 et la fin même de l’Union Soviétique en 1991, la menace de la guerre entre grandes puissances semblait disparaître et, par extension, on a cru ou l’on a voulu croire, à la fin de toutes les guerres conventionnelles en même temps que l’on annonçait la fameuse « fin de l’histoire », dixit Francis Fukuyama.


Ce que nous n’avons pas compris, c’est que le vieux concept clausewitzien selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » était toujours d’actualité

Certes, il restait des conflits dits périphériques de faible ou de moyenne intensité, en Afrique ou bien au Moyen-Orient pour l’essentiel, à l’exception notable des confrontations sanglantes de l’ex-Yougoslavie et en Tchétchénie entre 1999 et 2000. Mais tous ces conflits, par-delà leurs différences, partageaient une caractéristique essentielle : ils ne menaçaient pas directement nos pays occidentaux qui disposaient d’une surpuissance militaire capable de les maîtriser. L’Irak en a fait les frais pendant la guerre du Golfe.


Ou alors, pour retrouver ce type de menaces, fallait-il remonter à une histoire plus ancienne, celle de l’avant deuxième guerre mondiale avec les coups de force hitlériens de la remilitarisation de la Rhénanie en 1935, de l’Anschluss, du dépeçage de la Tchécoslovaquie puis de l’invasion de la Pologne ou encore l’invasion de la Chine par le Japon. Mais c’était avant. Avant la naissance de la superpuissance américaine et avant l’arme nucléaire, par excellence arme de dissuasion devant prévenir et empêcher toute escalade militaire entre puissances la possédant.

Et voilà que l’histoire que l’on croyait à jamais révolue vient se rappeler à nous en même temps que la donne stratégique semble avoir changé nous laissant, dans un premier temps, à notre sidération.


Ce que nous n’avons pas compris, c’est que le vieux concept clausewitzien selon lequel « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » était toujours d’actualité, non seulement pour Poutine mais pour nombre d’autres dirigeants dans le monde. Poutine l’a froidement appliqué et remis au goût du jour.


Nous n’avons pas davantage compris que le raisonnement strictement politique, en dehors de toute considération d’ordre moral, selon lequel une guerre de haute intensité présente un coût trop élevé au regard des gains qu’elle peut entraîner, ne vaut que pour des pays développés qui privilégient leur essor économique et leur stabilité sociale plus que leur appétit de puissance.

Avec notre indécrottable naïveté et notre coupable légèreté, nous n’avons pas davantage voulu voir que la réduction de notre effort de défense engagée depuis les années 1990, parce qu’il fallait alors, souvenez-vous, toucher « les dividendes de la paix », était parfaitement perçue partout dans le monde, avec avidité par nos adversaires et inquiétudes par nos amis, et effritait lentement mais sûrement notre statut de puissance et donc notre crédibilité sur la scène internationale.


Et encore il y a peu, avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, lorsque les discussions se poursuivaient entre les dirigeants occidentaux et Poutine, nous le menacions de sanctions économiques en ne comprenant pas que cette seule admonestation signifiait pour lui, sans ambiguïté possible, que nous renoncions en fait au recours aux armes et lui donnions par conséquent un blanc-seing pour recourir à la force. Un feu vert bien involontaire en quelque sorte alors que nous pensions qu’il bluffait en massant des troupes plus que conséquentes aux frontières de l’Ukraine parce que nous nous sommes interdits mentalement d’entrer dans son jeu et d’en comprendre les ressorts géopolitiques.


l’OTAN s’est installée aux marches de l’ex soviétique au risque de froisser la sensibilité russe et de blesser une fierté déjà malmenée

Et nous n’avons toujours rien compris lorsque nous nous étonnons de la capacité de dissimulation du chef du Kremlin, lorsque nous nous scandalisons à qui mieux mieux de sa duplicité, lorsque nous fustigeons à l’envi ce simulacre de négociations destiné seulement à occuper le terrain diplomatique alors que dans le même temps il achevait ses préparatifs militaires. Comme si l’on avait oublié qu’il a été formé au KGB, qu’il en maîtrise les méthodes, les stratèges et les ruses, et que la lecture de Sun Tzu lui est assurément plus que familière.


Depuis 1991, la politique occidentale à l’égard de la Russie est dans un formidable contresens en même temps qu’un tragique contretemps. Que se passe-t-il dans les années 1990 ? Les États-Unis restent, de fait, la seule superpuissance. L’Union européenne, elle, a réuni la famille européenne en son sein et il fallait le faire. L’OTAN intègre, à leur demande, les pays européens de l’ex Pacte de Varsovie, toujours inquiets d’un éventuel retour de l’ours russe. Soyons clair, il n’y a pas eu là une volonté occidentale d’humilier la Russie, a fortiori de la menacer. Mais sont néanmoins posés les germes de la nostalgie poutinienne pour la grandeur passée et la volonté future de la restaurer d’une manière ou d’une autre.


Aurait-on pu faire autrement ? Peut-être. L’OTAN aurait pu disparaître avec le Pacte de Varsovie et l’Alliance Atlantique néanmoins conservée. Il n’en a rien été. Bien au contraire, l’OTAN s’est installée aux marches de l’ex soviétique au risque de froisser la sensibilité russe et de blesser une fierté déjà malmenée. En tout cas, Poutine en fera son argument majeur pour dénoncer une soi-disant agressivité occidentale, mais argument suranné dont il a fini par se convaincre lui-même.


Intervenir militairement et directement en Ukraine aurait signifié pour les Occidentaux l’acceptation de l’escalade nucléaire. Cette option n’a pas été jusqu’à présent retenue.

Quand il fallait, en revanche, être fort, dans cette dernière décennie, nous avons retrouvé notre sinistre esprit de Munich. À l’époque, nous espérions sauver la paix en cédant à Hitler. Pour reprendre les mots de Churchill, nous avons eu la guerre. Et le déshonneur. C’est un peu le tragique de l’histoire qui vient de se répéter. Nous voulions préserver l’Ukraine. Ce pays est sous les bombes et seul face à l’armada russe. En prime, nous avons poussé la Russie dans les bras de la Chine qui n’en demandait pas tant. Si j’étais taïwanais, je serais très inquiet.

Reste la question nucléaire. Elle est fondamentale. Et, ici encore, Poutine l’a parfaitement intégrée dans sa logique expansionniste et guerrière.



Le président russe parle du nucléaire et il renverse ingénieusement notre doctrine de la dissuasion en la faisant sienne. En gros, il nous menace de représailles massives si nous faisons mine d’intervenir, feignant au passage d’oublier que nous sommes aussi une puissance nucléaire. Et derechef, il mise sur la peur qu’il inspire et qu‘il impose pour l’emporter. Sur les esprits d’abord. Il pense gagner de nouveau en nous dissuadant d’intervenir. En annonçant la livraison d’armes à l’Ukraine, nous n’avons pas cédé et nous avons eu raison. Et la France, grâce à de Gaulle, est une puissance nucléaire et parce qu’elle est la seule de l’Union européenne à l’être, elle porte une responsabilité toute particulière qui explique, peut-être, le maintien des discussions entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron. Parce que le premier sait que, même si notre arsenal nucléaire est très inférieur à celui de la Russie, le « pouvoir égalisateur de l’atome » fait qu’il pourrait causer à la Russie des dommages colossaux et irréversibles.



« La gesticulation nucléaire » a commencé. Poutine place les forces tactiques et stratégiques nucléaires dans un premier stade d’alerte. Il y en a d’autres. Sans le dire vraiment, il sanctuarise ainsi le territoire de l’Ukraine en le considérant comme faisant partie de ses intérêts vitaux. Intervenir militairement et directement en Ukraine aurait signifié pour les Occidentaux l’acceptation de l’escalade nucléaire. Cette option n’a pas été jusqu’à présent retenue.

Et maintenant ?



Il est à craindre que le conflit n’ait pas encore atteint son paroxysme puisque l’armée russe a été surprise par la résistance ukrainienne et que Poutine n’a pas atteint ses objectifs de guerre.

D’évidence, il va continuer de jouer le rapport de force. Nous nous sommes résolus (enfin) à le comprendre. L’acceptation par l’UE de la procédure d’adhésion de l’Ukraine raisonne comme un clair et net refus de céder à toute intimidation. Le message est important et doit faire réfléchir Poutine. Pour reprendre le général André Beaufre et son Introduction à la stratégie, nous sommes entrés dans la confrontation des volontés. Et parce que nous sommes entre puissances nucléaires, nous évitons la surenchère sans d’ailleurs l’exclure car nous sommes restés discrets sur le sujet. Et nous avons raison parce qu’il faut que la démonstration de notre détermination soit totale en même temps que nous laissons la plus grande incertitude quant à nos options stratégiques.


Dans tout cela, ce sont les Ukrainiens qui nous donnent une formidable leçon de courage et de détermination. Avec une constance admirable : Ils n’ont pas peur ! Ils donnent raison à un autre grand stratège, grec cette fois, Thucydide pour qui la détermination du combattant vaut bien plus que l’épaisseur de la muraille. En d’autres termes, cette guérilla urbaine qui se profile pourrait bien être le cimetière des ambitions poutiniennes. Mais jusqu’où faudra-t-il aller et jusqu’à quand ? Toutes les options sont possibles depuis la mise en œuvre du rouleau compresseur russe jusqu’à son embourbement face à une résistance massive. Mais il viendra le moment où le paroxysme sera atteint ou proche de l’être. Et ce pourrait être alors le moment de l’incertitude maximum. Si l’ours blessé voulait lui-même reprendre l’escalade nucléaire, il nous faudrait l’en dissuader. Et il faudra bien que l’on trouve aussi les voies et moyens de sortie de crise ce qui suppose de maintenir le contact à défaut de dialogue avec Poutine.


Cette guerre est absurde à tout point de vue. Absurde par les souffrances qu’un peuple frère inflige à un autre peuple frère. Absurde parce qu’elle est le fait d’un seul homme dont on espère toujours mais sans trop y croire qu’il pourrait être lâché par ses fidèles soutiens. Absurde parce que dans l’actuelle géopolitique mondiale, ce sont deux pays du nord qui s’affrontent alors même que s’opère le basculement de la puissance du monde occidental vers l’Asie et la Chine en particulier et que, dans le même temps, d’autres menaces perdurent et se renforcent, à commencer par celle de l’islamisme.


si la crise ukrainienne trouve une solution politique et nous l’espérons tous, de toute évidence, elle ne sera pas la dernière à nous faire craindre de nouveaux embrasements

Pourtant, et il faut aussi le saluer, le réveil de l’Europe a peut-être, sans doute, commencé. Il n’en est qu’à ses débuts certes, mais il est prometteur pour qu’enfin nous retrouvions notre statut de grande puissance. Le monde nous regarde et nous n’avons plus le droit de renoncer.

Cela demande une révolution des esprits. La realpolitik n’est pas un gros mot. Elle est, en tous les cas, pratiquée avec persistance et fidélité par les grandes puissances, Chine et Russie en tête. La Chine, observateur cynique et avisé de cette crise en tirera à l’évidence les leçons. Nous devons aussi la pratiquer et ce sera la meilleure manière d’être respectés et par conséquent de faire prévaloir le socle de nos valeurs. La défense des droits de l’homme ne peut pas, à elle seule, comme ce fut le cas par le passé, valoir politique mais elle est l’un des possibles résultats de cette politique de puissance que nous appelons de nos vœux. C’est beaucoup plus efficace.


Nous sommes alliés avec les États-Unis et devons le rester. Mais allié ne veut pas dire vassal. Depuis des décennies, la France s’emploie à proposer ce que l’on pourrait qualifier d’autonomie stratégique et militaire des Européens. Avec les résultats marginaux que l’on connaît. L’Allemagne et les autres ont peut-être enfin compris et reçu le message.


Reste que notre effort de défense est très insuffisant puisqu’il se situe à bien moins de 2% du PIB. Nous avons maintenu l’essentiel, à savoir la dissuasion nucléaire, notre niveau technologique et la qualité remarquable des femmes et des hommes qui servent nos armées. Il va falloir substantiellement l’augmenter alors même que la dette est élevée et les capacités de financement réduites.


La fin de l’histoire est un non-sens. Le début d’une autre devient peut-être une réalité. Une histoire qui verrait le retour de ce vieux continent européen et de notre belle France sur le devant de la scène internationale. Parce que, si la crise ukrainienne trouve une solution politique et nous l’espérons tous, de toute évidence, elle ne sera pas la dernière à nous faire craindre de nouveaux embrasements.



Serge Grouard, maire d’Orléans, auteur de La guerre en orbite, essai de politique et de stratégie spatiales, Economica.

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